Rencontre N°4 : Camille Goutal

 
Vous avez grandi dans l’univers olfactif de la maison de parfum de votre mère, comment, enfant, perceviez-vous le parfum ? Quel a été votre cheminement vers la parfumerie ?
 
J’étais vraiment petite lorsque ma mère a commencé. C’était amusant car je voyais bien que ma mère changeait d’orientation professionnelle, mais je ne comprenais pas tout à l’époque... Et puis un jour, elle a ouvert sa boutique et j’ai tout de suite adoré, comme une petite fille qui veut jouer à la marchande. Je collais les étiquettes sur les sacs, je commençais à faire les nœuds sur les packagings, j’étais totalement émerveillée par cet univers.
 
Cependant, je me suis très vite passionnée pour la photo, ce qui plaisait beaucoup à ma mère. Je vivais en effet dans une famille d’artistes : un père peintre, un beau-père musicien et une mère parfumeur. Mais la parfumerie a toujours fait partie de ma vie, j’ai grandi dans cet univers. Toutes les créations de ma mère étaient un peu comme des petits frères et des petites sœurs pour moi : je les voyais évoluer, grandir, changer. Lorsque ma mère a installé son laboratoire à la maison, Isabelle et ma mère me mettaient tous les soirs des mouillettes sous le nez, pour que je sente leurs différents essais, j’étais ado...

Vous souhaitiez devenir photographe et, à 24 ans, vous vous êtes retrouvée en charge de la création de la maison Annick Goutal. Pour quelles raisons avez-vous souhaité reprendre le flambeau familial ? Comment cela s’est-il déroulé ?

Ado, je passais toutes mes vacances à faire des stages chez des photographes qui avaient la gentillesse de m’accueillir. Puis, une fois obtenu mon baccalauréat, j’ai commencé à travailler comme photographe. J’étais très contente et je ne m’imaginais pas devenir parfumeur, même si les odeurs continuaient à me fasciner. J’ai été élevée dans cet univers.
 
Et à 24 ans, j’ai perdu ma mère. Avant de partir, elle avait confié à Isabelle qu’elle aimerait bien que je travaille à sa place avec Isabelle de temps en temps. Alors, on a décidé que j’aiderais Isabelle à mi-temps. Très vite, j’ai été prise au jeu en pesant les formules d’Isabelle, en sentant de manière plus professionnelle les matières premières et en la regardant construire ses formules. J’ai fait de plus en plus de parfum, et de moins en moins de photo. J’ai passé beaucoup de temps dans les bureaux Annick Goutal, je ne pouvais pas concevoir de créer un parfum, de développer tout un univers autour, et de laisser l’équipe marketing s’occuper seule de la suite...

(Photo : Isabelle Doyen et Camille Goutal)

Vos nouvelles créations honorent souvent l’univers de votre mère. Par ailleurs, où puisez-vous votre inspiration ?
 
Tout est potentiellement source d’inspiration, c’est certes très cliché, mais c’est la réalité. Isabelle et moi, tout nous amuse, on s’intéresse à tout. Notre goût personnel entre aussi en ligne de compte. On va souvent voir des expositions, visiter des galeries… Il faut être curieux dans la vie !
 
L’inspiration naît ainsi d’un tableau, du vent qui souffle dans ce tableau, de la lumière, du moment de la journée, autant d’éléments qu’on associe automatiquement à des odeurs. Isabelle puise beaucoup son inspiration dans les livres, moi plus dans l’atmosphère des lieux. Mais il n’y a pas de règle. Le toucher est aussi une source d’inspiration : poser la main sur du métal froid ne suscite pas la même sensation que le bois, qui va être plus chaud. Et puis évidemment la photo m’inspire aussi. Il faut rester attentif, aller découvrir d’autres pays, d’autres cités, d’autres façons de s’exprimer, d’autres senteurs, s’ouvrir aux autres...

Précurseur d’une tendance actuelle, Annick Goutal a toujours créé ses parfums à quatre mains, avec Isabelle Doyen depuis 1985.  Comment travaillez-vous aujourd’hui avec elle ? Avez-vous chacune un rôle respectif ?

En fait, les parfumeurs travaillent en collaboration avec leurs assistants. Chez nous, ce qui est intéressant c’est que la narine de l’autre crée un équilibre. On a déjà la chance d’aimer le même panel de matières premières. Et, dans cette palette, on a chacune nos préférences. On pousse donc chacune les notes qu’on aime, l’autre étant là un peu en miroir, pour modérer, sauf si c’est un choix, un parti pris que chacune respecte.
 
Travailler à deux permet aussi, lorsque l’on bloque sur une formule, d’avancer plus loin. On discute, on suggère des pistes… Isabelle est aussi beaucoup plus technique que moi, c’est mon répertoire ! Bref ne pas formuler tout seul, c’est plus motivant.
 
Chaque année, de nouvelles molécules de synthèse naissent et de nombreuses matières premières disparaissent, suite aux interdictions de l’IFRA. Votre maison ayant toujours prôné l’utilisation de matières premières naturelles, comment parvenez-vous encore à créer de nouvelles fragrances en accord avec la législation ?

C’est très frustrant, mais cela entre peu à peu dans le cerveau du parfumeur. Ces cinq dernières années ont été dures avec la succession des réglementations IFRA. Le musc cétone et la mousse de chêne nous ont parfois posé problème dans les premiers parfums Annick Goutal. Mais la chance a été avec nous car, à chaque fois, on dépassait seulement d’une quantité infime la législation, c’était donc rectifiable. Cependant, nous n’avons jamais utilisé en masse le lilial, le lyral, la coumarine...
 
Aujourd’hui, beaucoup de limitations sont trop précautionneuses. Quand on détecte une matière susceptible d’être cancérigène, je suis d’accord, mais sinon... On nous promet une liste encore plus grande d’allergènes. Je comprends tout à fait qu’il faille lister ces composants pour que les personnes allergiques puissent choisir leur parfum, mais on ne va plus avoir la place sur les étuis ! Toutes ces modifications engendrent en outre une logistique considérable en aval : les fournisseurs doivent ressortir des batteries de dossiers, refaire les enregistrements à l’étranger, reétiqueter les étuis. C’est délirant ce que ça coûte à une société !


La maison Annick Goutal ayant rapidement intégré un groupe : Taittinger en 1985, Starwood en 2005, puis Amore Pacific plus récemment, elle a pu se développer à l’international. Parfumeur indépendant, comment gérez-vous la création de nouveaux parfums ?
 
Annick Goutal s’est associée à Taittinger en 1985 puis a vendu ses parts en 1989. L’arrivée, alors, de Brigitte Taittinger à la tête du groupe a changé la donne : très complice avec Isabelle et ma mère, elle ne pouvait pas concevoir Goutal sans Annick. Brigitte Taitinger a ainsi fait revenir à la création Annick et Isabelle, qui restaient cependant indépendantes. Ma mère travaillait sur tout : les vitrines, les flacons, les étuis... Quand j’ai repris la création avec Isabelle, tout s’est très bien passé. Brigitte Taittinger a vraiment commencé à développer la maison à l’international. Puis on a été vendu à Starwood. Mais on a toujours eu à faire à des gens très respectueux de la maison, amoureux de Goutal et qui nous accordaient toute leur confiance.
 
En 2011, Amore Pacific nous a rachetés. Son PDG adore la marque, on est vraiment libres pour le moment. Les propriétaires ont compris que l’identité de cette marque tenait à la continuité de l’équipe créatrice depuis le début. En un mot que c’était une histoire de famille à laquelle les gens étaient très attachés. Ça ne change en rien notre façon de créer, ils nous ont suivies sur notre projet de refaire les étuis, ainsi que pour les colognes. On a continué de bosser comme avant. C’est dingue d’être aussi respectueux.

Chose assez rare chez un parfumeur, vous travaillez entourée de toute une collection de flacons anciens dans votre laboratoire. Pourquoi tous ces flacons de collection ? Envisagez-vous un lien particulier entre flacon et fragrance ?

Tout nous intéresse, il n’y a pas que nous qui faisons des jolies choses. Beaucoup de maisons font de beaux flacons, en particulier les flacons anciens. Pour notre part, c’est travailler avec des verriers comme autrefois qui nous intéresse. On adore les décors faits main. Les savoir-faire traditionnels ne doivent pas se perdre, ils font partie de l’histoire de notre pays. Ils doivent aussi suivre notre époque. C’est ainsi que les flacons ont une âme, une histoire. Ils sont beaux, ils plaisent, ils sont magiques. On est ému en pensant aux créateurs qui ont travaillé dessus. Bref, ils symbolisent une odeur, une époque.
 
Nous imaginons un lien entre le flacon et le parfum. Quand il y avait les flacons colorés, je me rendais à l’usine avec l’équipe marketing. Le détail est hyper important : à une demi-touche de couleur près, ça peut changer la perception qu’on a du parfum, de l’histoire... Nous n’avons pas de brief marketing mais nous accompagnons notre bébé jusqu’au bout en travaillant main dans la main avec nos équipes marketing qui le magnifient.

Annick Goutal a été l’une des premières maisons de parfum de niche. Vous considérez-vous toujours comme telle ? Comment continuez-vous à évoluer dans un marché saturé par cette tendance ?
 
Cela dépend de la façon dont on définit une marque de niche. Par sa distribution ou sa création ? Je n’ai pas la réponse... Si on la définit par la distribution, nous sommes entre les deux. La marque est dans plusieurs centaines de parfumeries, mais nous sommes très exigeants sur l’agencement, l’accueil des détaillants. En termes de création, on est totalement libres, donc nous sommes toujours une marque de niche.
En fait, nous sommes une grande marque de niche ; une marque de haute parfumerie. Un peu du sur-mesure...



Quel futur imaginez-vous pour la parfumerie, et pour votre maison plus particulièrement ?
 
Crise ou pas crise, je pense qu’il va falloir se faire à l’idée qu’il y aura de plus en plus de lancements. J’espère que les consommateurs vont prendre conscience qu’acheter non stop, ce n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux. La demande vient des consommateurs, énormément. Si les marques ont lancé ce mouvement pour avoir de la visibilité sans faire de publicité, les consommateurs sont en fait devenus demandeurs et l’on est entré dans un cercle vicieux.
 
Par bonheur il semble que certaines marques ont levé le pied sur les lancements sans fin et préfèrent soutenir l’existant. Nous, c’est notre philosophie, ce qui ne nous empêche pas de lancer un parfum par an. J’espère qu’on pourra ouvrir quelques boutiques phares dans les grandes villes à l’étranger parce que je trouve qu’il n’y a rien de tel pour un client que de vivre une expérience boutique. La boutique permet de recréer tout l’univers, cela diffère beaucoup de l’achat en grands magasins.

Continuez-vous la photographie ? Quelles passions entretenez-vous en dehors du parfum ?

La photo, je n’arrête jamais. Ce n’est pas mon métier, mais j’en fais tout le temps, je ne peux pas m’empêcher d’en prendre ! J’ai tant de photos, c’est dramatique ! J’adore assister aux prises de vue pour nos visuels : sans avoir la pression du photographe, j’ai l’œil pour savoir ce qui va être bien. Je respecte le travail des photographes, du moins j’essaie, ils le savent et souvent ils m’écoutent. Sinon, je fais de l’équitation, je n’étais pas montée depuis quinze ans. Je suis remonté sur un cheval et six mois après j’en ai acheté un, c’est super, c’est ma bouffée d’oxygène !

Pouvez-vous nous raconter comment est née l’une de vos créations ?
 
Il y a plein de façons de créer différentes. Par exemple pour Les Orientaux, nous sommes parties de cette idée qu’on adorait ces matières premières très riches. Quand on les sentait, ça nous inspirait beaucoup et on a imaginé tout un univers autour. On s’est beaucoup servies des tableaux de Jean-Léon Gérôme, beaucoup de peintures orientalistes. En partant de la matière première brute, on a rebrodé autour une histoire liée à des souvenirs personnels. On essayait d’utiliser les atmosphères, on s’est beaucoup inspirées des textiles pour donner une matière au parfum. Certains parfums vont avoir l’air très doux, comme la soie, le velours. C’est aussi une association d’images, avec le harem et l’eau, pour le côté plus léger.
 
Pour les soliflores, on est parties de la fleur telle que sentie dans la nature. Puis on a recréé un univers visuel autour : chaque soliflore a son histoire. La violette est celle de la maison de mon grand-père. Le chèvrefeuille est une fleur qu’Isabelle aimait beaucoup et souhaitait travailler et dont, petite, je me faisais des couronnes dans le sud de la France avec mes cousines. Ce n’est pas toujours facile à expliquer...
 
Une fois l’odeur dans la tête, on sait dans quelle direction on veut aller et on commence à peser. On visualise, mais olfactivement !

 



 Paris, septembre 2013, Antoine Poujol




Nous remercions Camille Goutal et Isabelle Doyen pour leur chaleureux accueil.



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